Ce rare chandelier constitue un témoignage remarquable du phénomène de transferts artistiques et techniques entre le monde islamique et l’Europe méditerranéenne à la fin du Moyen Âge. Il se caractérise par une structure composite, associant une base campaniforme reposant sur un pied évasé, une plateforme circulaire légèrement concave destinée à recueillir les coulures de cire, et une tige cylindrique s’élevant au centre, subtilement effilée vers son sommet, où une ouverture creuse accueillait la bougie.
L’ensemble de la surface de l’objet est couvert d’un riche décor gravé, composé de motifs géométriques entrelacés, de rinceaux végétaux stylisés, ainsi que d’arabesques d’une grande finesse, qui s’inscrivent pleinement dans le vocabulaire décoratif des productions métallurgiques mamloukes des XIVe et XVe siècles. Ce répertoire ornemental se déploie de manière continue sur toutes les sections du chandelier, assurant une unité décorative qui souligne la maîtrise technique des artisans responsables de sa réalisation.
Un élément remarquable de ce chandelier réside dans la présence d’écus armoriés non gravés, dont la forme — rectangulaire à sommet plat et s’effilant vers la base — est typique de l’héraldique européenne de la fin du Moyen Âge. L’absence de blason ou d’armoiries au sein de ces écus suggère qu’ils furent intentionnellement laissés vierges, afin de permettre leur personnalisation par de futurs commanditaires. Cette pratique, bien documentée, trouve des parallèles dans plusieurs pièces conservées, notamment au Rijksmuseum d’Amsterdam et au British Museum de Londres, qui présentent des dispositifs héraldiques similaires.

Amsterdam, BK-NM-118979
Malgré sa forme générale et la présence de ces attributs héraldiques propres à la culture matérielle occidentale, ce chandelier demeure profondément ancré dans la tradition métallurgique du Proche-Orient. La production de tels objets, destinés spécifiquement à une clientèle italienne, répondait à une demande croissante pour des objets luxueux associant savoir-faire islamique et adaptation aux usages et goûts européens. Ces chandeliers, de dimensions modestes — bien inférieures aux grands candélabres ou chandeliers produits pour la clientèle mamlouke locale — illustrent la capacité d’adaptation des ateliers proche-orientaux à la commande occidentale.
Sur le plan technique, ils témoignent de la maîtrise avancée des artisans du monde islamique dans le domaine de la fonderie en sable, une technique complexe permettant de réaliser des formes tridimensionnelles sophistiquées, assemblées ensuite avec un soin extrême. Ce savoir-faire, largement diffusé au sein des ateliers mamlouks, précède de plusieurs siècles son adoption généralisée dans les ateliers européens.
L’association de décors gravés — arabesques, rinceaux filiformes, palmettes et feuillages stylisés — avec des éléments héraldiques européens confère à ce chandelier sa dimension hybride, caractéristique des productions dites « vénéto-sarrasines ». Cette catégorie, aujourd’hui bien identifiée, désigne un corpus d’objets métalliques réalisés entre le XIVe et le XVIe siècle, qui conjugue une ornementation propre aux ateliers du Proche-Orient avec des formes adaptées aux attentes d’une clientèle occidentale. Longtemps attribués à des ateliers musulmans implantés à Venise, ces objets sont désormais reconnus comme des productions du Proche-Orient — principalement d’Égypte et de Syrie — destinées à l’exportation vers l’Italie.

Ces objets, dont les chandeliers vénéto-sarrasins constituent un sous-ensemble particulièrement représentatif, s’inscrivent dans le contexte plus large des échanges artistiques et commerciaux entre Venise et le monde islamique à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance. La chute de Constantinople en 1453, suivie de l’essor de l’Empire ottoman, consacre Venise comme le principal partenaire commercial de la nouvelle capitale ottomane. Cette position stratégique favorise non seulement l’introduction d’objets orientaux dans les intérieurs vénitiens, mais aussi la production spécifique d’objets adaptés au goût occidental, tout en perpétuant les savoir-faire orientaux.
L’étude de ces pièces hybrides, au croisement de plusieurs traditions artistiques, éclaire les dynamiques complexes de la circulation des objets, des techniques et des motifs décoratifs dans l’espace méditerranéen tardo-médiéval, contribuant à une meilleure compréhension des phénomènes de transferts culturels entre Orient et Occident.
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